C’est dire que loin des
sirènes de l’apocalypse, le multiculturalisme est une exigence historique pour
l’Amérique latine.
Voilà
qui situe de façon, on ne peut plus claire, l’objectif de cet article, celui de
rendre compte du caractère pluriel du champ culturel latino-américain et de
l’analyser comme une nécessité vitale qui ne saurait accepter un combat
d’arrière-garde. A.D. Dago (2015, p.4) met en garde : « La décolonisation,
action de libérer le présent du passé et le futur des scories du présent, peut
devenir un mirage si elle ne sait pas tirer les leçons du passé pour aller vers
une synthèse utile ». Il s’agit d’une réflexion permettant de sortir des archaïsmes
du passé pour acter l’avènement d’un avenir radieux par le dialogue constructif
entre toutes les composantes culturelles en présence. Nous faisons l’hypothèse
que malgré les tentatives de dissolution des cultures noire et amérindienne,
l’Amérique latine est une terre de multiples couleurs dans tous les sens du
terme et que cette diversité de couleurs est de loin une richesse. Sous le
prisme d’une démarche historique et anthropologique, nous allons faire une
recension de la carte culturelle de l’Amérique latine, ensuite analyser la
poussée des revendications identitaires et enfin présenter le multiculturalisme
comme le tournant indépassable dans l’Amérique latine d’aujourd’hui. Mais avant,
il convient de revenir sur les notions d’identité et de multiculturalisme.
I-Pour une réflexion
théorique sur le multiculturalisme
Le
multiculturalisme est une constance dans l’histoire de l’humanité car les
communautés humaines ont toujours vécu les unes à côté des autres dans une hétérogénéité
culturelle. Mais l’usage moderne de ce terme situe son origine dans les années
1970 au Canada, alors traversé par le vif débat sur les populations autochtones
appelées localement les premières nations. L’écho du multiculturalisme inspire
et retentit un peu partout dans le monde et particulièrement en Amérique latine
dans la décennie 80 pour gérer efficacement sa réalité culturelle. Dans son
champ d’application, le concept de multiculturalisme connait plusieurs
dénominations. La « pluriculturalité », la « biodiversité
culturelle » ou la « multiculturalité » sont autant de
terminologies utilisées pour dire la même chose.
Le
multiculturalisme charrie trois dimensions à savoir la reconnaissance de soi,
de l’altérité et de l’existence de plusieurs sociétés. Concrètement, le
multiculturalisme représente la pluralité et la coexistence de plusieurs
cultures au sein d’une même société. Cette définition a des implications. Elle
signifie d’abord que chaque communauté humaine se définit à partir d’un arsenal
de systèmes (normes et valeurs) qui guide son interprétation de la réalité
(J.Cesari,1999). D’où des modes de pensée et d’agir différents d’un peuple à un
autre.
Ensuite, elle implique ce qui est diffèrent de moi, ce qui diffère de moi, ce
qui est étranger à moi. Enfin, elle renvoie au rapport qui peut s’établir entre
moi et l’autre, et à l’acceptation de cette différence
complémentaire.
Dans
son acception politique, le multiculturalisme fait référence à des idéologies
et des politiques diverses qui promeuvent le respect des particularismes
identitaire et culturel des différentes communautés au sein d’une même société
ou encore qui confèrent à certaines communautés des statuts spécifiques afin de
les protéger contre toutes les formes de discrimination. Le multiculturalisme
est souvent confondu avec l’intégration culturelle. Cette dernière suppose le délestage
de certains traits culturels des minorités ethniques qui ne seraient pas
compatibles avec la culture dominante et leur dissolution progressive dans
celle-ci. Dans une société multiculturelle, il n’y a pas de hiérarchie entre
les cultures car toutes se valent et se respectent.
Le
multiculturalisme a alimenté les controverses dans le débat politique aussi
bien en Amérique latine qu’ailleurs. Les propos de R. Torre (2019, p.38) à ce sujet
sont sans ambages. Voilà ce qu’il dit :
D’un point de vue
philosophique et idéologique, le multiculturalisme peut regrouper les
théories et les courants qui portent un jugement de valeur quant à la diversité
culturelle d’une société, de sorte que leur discours peuvent soit l’encourager
et la promouvoir, soit la réprouver et la dénigrer.
Certains ont vu dans le
multiculturalisme une sorte de négation de la forme républicaine des États,
avec en toile fond, l’exaltation de l’enfermement communautaire et du repli
identitaire dans une société en mouvement où les particularismes de toutes
sortes devaient se dissoudre dans le grand moule de l’identité nationale.
Les
conflits d’ordre culturel pourraient à terme exploser dans l’euphorie du
multiculturalisme s’il venait à être un pilier de gouvernance. Dans le même
ordre d’idée, le multiculturalisme est appréhendé comme une fuite en avant dans
la mesure où les questions qu’il était censé régler, notamment les questions
d’égalité, de distribution de la richesse, de représentation politique,
d’éducation de certaines communautés minoritaires, étaient en fait des
problématiques sociales et non des problématiques culturelles.
Pour d’autres, le
multiculturalisme, en investissant le champ politique, offre l’opportunité de
comprendre l’altérité et la prendre en compte dans la gestion des États. L’enjeu
étant, bien entendu, « d'échapper à la double fatalité d'un conformisme
unificateur et sans égard pour les richesses culturelles d’une part, et d'un
respect inhibé et paralysant devant les particularismes d'autre part (O. Meier,
2004) ». Pour cette tendance, le multiculturalisme, qui met un point
d’honneur sur la différenciation et l’hétérogénéité des cultures, est une
richesse car il ne laisse aucune d’entre elles à la périphérie ni ne les
condamne à disparaitre. Voici un extrait de la déclaration de la politique
communautaire au parlement de la communauté française.
Dans notre société
en pleine mutation, il est primordial de reconnaitre la diversité culturelle,
de libérer l’expression des différences, de soutenir l’expression culturelle
des populations d’origine étrangère, de valoriser les sensibilités régionales,
de prendre en compte les cultures populaires. Une société qui reconnait de
façon positive la diversité renforce par ce fait même la rencontre,
l’interculturalité et la lutte contre l’exclusion culturelle (Déclaration de la
politique communautaire, 1999, p.23).
Le multiculturalisme est
vu ainsi comme un préalable qui permet aux peuples d’exprimer les meilleures
potentialités en eux et d’apporter leur contribution à la civilisation
universelle. Mais comme le préconisaient Taylor et Cox, l’alternative consiste
à faire en sorte que « les avantages potentiels de la diversité soient
maximisés alors que ses inconvénients potentiels se minimisent (Taylor et Cox,
1994) » car d’une manière ou d’une autre l’Amérique latine est une mosaïque de
culture.
II-L ’hétérogénéité socioculturelle
de l’Amérique latine
La carte
culturelle de l’Amérique latine est incontestablement multicolore. A la racine,
elle est le construit diachronique de populations indigènes venues du détroit
de Béring pour bâtir des empires majestueux dont le rayonnement est attesté par
tous les anthropologues. Pour L.C. Susin (2014, p.77) « La connaissance
que nous avons des trois grandes civilisations que sont les empires maya,
aztèque et inca nous permet non seulement d’admirer le niveau de raffinement
culturel, politique, religieux et moral des cultures précolombiennes ». Les
populations autochtones possédaient et possèdent toujours leurs noms, leurs
langues et leurs spiritualités qui ensemble donnent vie au corps social
qu’elles ont construit. Tout avait été développé dans cet environnement selon
le paradigme des peuples qui y habitaient. La vision du monde à laquelle elles
souscrivaient leur permit d’entretenir avec la nature et leurs semblables un rapport
sacré.
Vers la fin du XVe
siècle, l’entrée brusque, par effraction, du colonialisme espagnol et portugais
va profondément changer cette donnée monoculturelle. Trois siècles et demi de
présence occidentale laissent forcément un lourd héritage politique, culturel
et linguistique. La reconfiguration et l’aménagement de l’espace
latino-américain en différents États adossés sur des fondements juridiques
nouveaux, la langue espagnole dont le sous-continent concentre l’écrasante
majorité des locuteurs, le catholicisme ou la chrétienté au sens le plus large
sont aujourd’hui les attributs de l’Amérique latine.
La machine
coloniale mortifère a décimé les populations autochtones à travers la mita et
l’encomienda sans toutefois parvenir à les faire disparaitre. D’environ 50
millions de personnes au début de la conquête, elles se retrouvent à 4.5
millions d’âmes au XVIIe siècle. Aujourd’hui, alors qu’on ne
s’attendait pas du tout à elles, elles sont là, bien présentes dans cette Amérique
reconfigurée. On les retrouve de façon éparse sur tout le continent mais ils
sont en grand nombre dans des pays comme la Bolivie, le Mexique, le Pérou,
l’Equateur et le Guatemala. Les principales ethnies sont entre autres les
mapuches, les Guaranis, les Aymaras, les Quechuas, les Chibchas, les Nahuas,
les Quichés.
On notera aussi la
présence des noirs en Amérique latine. En 2003, on dénombrait entre 120
millions et 150 millions d’afro-descendants sur 900 millions d’habitants pour
tout le continent américain (Rapport BID et PNUD, 2003). Le débat théologique
de Valladolid de 1550 avait conclu à l’allègement de la souffrance et des
supplices infligées aux Amérindiens. Pour les besoins de l’entreprise coloniale
et de son exigence en termes de main d’œuvre pour exploiter les immenses
richesses du Nouveau monde, il fallait trouver de la ressource humaine.
On la trouva donc en Afrique. Les Noirs se retrouvent aujourd’hui partout sur
la côte atlantique du Mexique, dans les Caraïbes, les Antilles, en Amérique
centrale, en Colombie, Au Venezuela, au Paraguay, au Brésil, au Pérou, en
Argentine, en Bolivie (M. Casanova, 1959, p.305).
On a beaucoup
parlé du réveil indien ou encore des revendications identitaires des
amérindiens, mais la littérature sur celles des noires n’est pas abondante. Et
pourtant, dans le sillage du multiculturalisme, les noirs ont investi le champ
politique tout en cherchant des mécanismes pour mettre à bas l’idéologie
hispano-centrisme qui nait leur existence. La proposition politique qu’ils ont
beaucoup défendue était « l’autonomie gouvernementale » c’est-à-dire
la gestion par des représentants noirs des régions où ils sont majoritaires.
Diego Cordoba et Juan de Dios Mosquera du mouvement des Cimarrons en Colombie
ont été très actifs dans ce combat contre toutes les formes de discrimination
(J.A. Yao, 2020, p.56).
La
traite Négrière transatlantique constitue la plus grande déportation de
l’histoire. L’une de ses caractéristiques reste sa légitimation intellectuelle
de l’idéologie raciale et sa légalisation par le biais du Code Noir dont les
principes, pour le moins abjects, achevaient de nier aux noirs la dignité
d’êtres humains. C’est cette idéologie de suprématie raciale qui continue,
hélas, de justifier toutes les formes d’exclusion des Noirs et des Amérindiens
dans le sous-continent. Nous y reviendrons. En plus des populations
d’ascendance espagnole, d’amérindiens et de noirs, il y a aussi la grande communauté
des métis composée d’indiens et d’espagnols, d’espagnols et noirs, de noirs et
d’indiens…en fait, il y a plusieurs combinaisons possibles pour identifier le
métis. Nicolas Léon (1924) a dénombré 52 appellations possibles (P. Zagefka,
2006, p.17).
Il faut aussi
revenir et considérer l’un des éléments intangibles importants notamment les
religions d’Amérique latine. Outre le catholicisme apporté et imposé par le
colonisateur, beaucoup d’amérindiens restent attachés à leurs pratiques
traditionnelles. La conquête coloniale avec son cortège d’acculturation forcenée
par le biais de l’évangélisation des âmes n’a pas supprimé totalement les
religions amérindiennes (c’est le cas des Lacandons dans le Chiapas mexicain
qui sont restés attachés au paganisme). Mieux, les amérindiens ayant accepté de
force ou de gré le catholicisme ont pris soin de le modifier et l’adapter à
leur vison. C’est pourquoi, il est plus juste de parler de « syncrétisme
[…] désormais reconnu comme un processus contre-acculturatif, impliquant
manipulation de mythes, emprunt de rites, association de symboles, inversion
sémantique parfois et réinterprétation du message christique (F.A.J.
Rosemond,2019, p.8) ».
Les noirs envoyés dans cette partie du monde comme esclaves y ont apporté une
partie de leur culture, de leur religion qui se laissent voir dans le Vaudou
haïtien, brésilien et cubain. Cette résistance culturelle des noirs est assez
spectaculaire dans une telle société malgré l’atrocité du système esclavagiste.
Mamadou badiane peut donc écrire :
Malgré l’odieux
système esclavagiste qui évidemment tenta par différents moyens de dépouiller
les esclaves africains de toute valeur humaine et de leur enlever toute attache
culturelle avec leur continent d’origine, il urge de noter que certains traits
culturels ont pu résister et se maintenir de très belle manière. Parmi ces
survivances culturelles, on peut souligner les croyances religieuses africaines
que je définis comme semences divines. […] L’instauration du système
esclavagiste dans les colonies espagnoles a été accompagnée par le
développement des pratiques religieuses africaines qui furent sans doute
réprimées par l’église catholique qui ne les considérait pas comme une
religion, mais comme une simple représentation diabolique (M. Badiane, 2011, p.
261-262).
Cette Inventivité était leur
seule alternative pour échapper à l’extinction et se pérenniser culturellement.
Il est indéniable que dans un processus syncrétiste, la pureté originelle se
perd mais, si nous admettons que la culture est dynamique, elle se revigore
alors par cette alchimie d’autres éléments nouveaux qui lui donnent un second
souffle. Dans un environnement composite, si le dialogue des cultures est
étouffé et qu’une seule vision du monde exerce sa suprématie, les insurrections
identitaires sont aux embuscades.
III-Les revendications
identitaires
Il
fallait s’y attendre. Selon A.G. Muller (2012, p.16) l’exclusivité culturelle,
« historiquement construite sur la mise à l’écart des référents
ethnico-culturels non hispaniques ou non latin » ne pouvait perdurer sans
grogne dans une Amérique latine si diversifiée et si colorée. Les dominés, les
infériorisés, les exclus ou encore les gens « d’en bas » vont répondre
au pogrom culturel par de vives revendications identitaires. Cette phase
historique a été perçue par certains analystes comme le « réveil des
amérindiens », le « retour des peuples indigènes en Amérique latine
», ou mieux de « renaissance des Indiens d’Amérique». Revenons
sur cette odyssée dont les améliorations obtenues sont si souvent plus
significatives sur le plan normatif que sur celui des réalisations pratiques.
Entre
1810 et 1830, l’Amérique latine s’était constituée en différents États
indépendants dont le défi majeur était celui de la construction/ consolidation
de l’État-nation. Les élites politiques créoles, dans leur désir de construire
une identité nationale et se démarquer de l’ancienne puissance espagnole, vont
trouver dans le passé glorieux indien le ressort tactique pour y parvenir. C’est
là que, dès les années 1930-1940, va naitre l’indigénisme en tant que politique
d’assimilation et d’intégration de l’Indien dans la nation. Le procédé était
celui du métissage car à l’état pur, l’indien était considéré comme sauvage et
indigne de la civilisation.
Il
faut dire que l’indigénisme était traversé par des contradictions. D’un côté,
il encensait un âge d’or perdu auquel il se referait et de l’autre il
condamnait à la disparition les acteurs même de cette civilisation antique. Mieux,
les politiques indigénistes suintaient la condescendance, du paternalisme.
L’indien devait céder à l’autoflagellation et à l’auto condamnation en
s’inoculant soi-même le venin de la honte, la honte de sa culture et rentrer
dans le moule de l’homogénéisation culturelle. Pire encore, l’indigénisme n’a
jamais su régler les disparités économique et sociale dont souffraient les
indiens. Dans tous les pays de l’Amérique latine, est demeuré et demeure
jusqu’à ce jour ce qui est appelé « le problème indien » c’est-à-dire
la question agraire ou l’inégale répartition des terres arables.
L’indigénisme
opérait dans le registre du national-populisme, cette idéologie d’inspiration
nationaliste dont l’objectif était de mobiliser et de convaincre les noirs et
les amérindiens à s’identifier au projet politique de la classe dominante pour finalement
les acculturer. Mais comme l’ont signifié F. Hylton et Thomson (2007, p.13) le
national-populisme latino-américain était fragile et « Sous cette surface
vivait la vaste et courageuse communauté humaine des Indignes, ces mondes que
le réalisateur Jorge Sanjinés appela La Nation clandestine ». Ces
mondes émergeront pour briser la surface de la domination qui se perpétuait
sous la bannière de l’indigénisme pour allumer la flamme de l’indianité.
Entre
1980 et 1990, l’Amérique latine amorce sa période de transition politique avec
la construction d’une démocratie, certes balbutiante, mais en marche. Les
ouvertures politiques opérées rendent faciles les demandes citoyennes et les
organisations indigènes accentuent les protestations. C’est le cas des premiers
soubresauts en Équateur sous la houlette de la Confédération des nationalités
indigènes d’Equateur (CONAIE) et la rébellion Zapatiste en 1994 dans le Chiapas
au Mexique. Ces révoltes portent une double dimension socio-culturelle et
politique. Leurs aspirations portent sur le respect des droits des indigènes,
l’équité dans la redistribution des richesses nationales, ce que N. Fraser et
al (2003) qualifient d’agenda de la « reconnaissance » et de la
« redistribution ».
Il
convient de noter qu’au cours de cette même période, il eut une intense
mutation juridico-politique notamment constitutionnelle. Sous l’impulsion de la
convention 169 de l’OIT relative aux peuples indigènes, plusieurs États
latino-américains se sont redéfinis comme des nations multiethniques et/ou
multiculturelles.
Ce réajustement constitutionnel a conféré « aux minorités ethniques, dans
les États où elles sont présentes, un statut qui garantit à leurs membres une
citoyenneté spécifique, à travers la reconnaissance du multiculturalisme (G.Coufignal,
2013, p.70) ».
Cependant,
les dispositions constitutionnelles sont restées cloisonnées dans le cadre
formel et n’ont pas apporté dans les faits concrets les changements attendus.
Bien au contraire, avec l’avènement du « consensus de Washington », la
multiculturalité a été sacrifiée sur l’autel des intérêts économiques. Le
rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits indigènes, Stavenhagen
parle d’un « manquement aux obligations, un écart d’exécution (P.J.Baptiste,
2007, p.15) » devant l’effroyable distance entre ce qui était
théoriquement dit et prévu et le manque de volonté des pouvoirs publics pour
impulser l’idéal de changement.
Face
à l’impasse, les indigènes et autres minorités se sont retrouvés dans une
situation où il fallait réinventer une protonation capable d’inverser l’ordre
des choses. Il s’agissait alors d’investir le champ politique et d’en secouer
les institutions pour les sortir de la léthargie. Dans presque tous les pays
d’Amérique latine, il y a eu une floraison de partis politiques ethniques même
s’ils n’ont pas rencontré le même succès partout (D.L.V Cotte, 2005, p.03).
S.M.I. Puig (2010, p.153) affirme que les meilleurs succès électoraux ont été
enregistrés dans des pays comme la Bolivie, l’Equateur, le Guatemala, le
Mexique, le Nicaragua et le Pérou. Mais celui de la Bolivie est sans commune
mesure avec les autres en ce sens qu’en 2005, pour la première fois, Evo
Morales le dirigeant indigène du Mouvement vers le socialisme (MAS) est élu
président de la république de la Bolivie.
A.
Biglia (2017, p.76) analysant les partis politiques ethniques dans le sous
–continent pose la problématique de leur survie à l’avenir. D’abord sur la
question du bilan de leurs actions dans le champ politique, les divisions
internes ont étés très importantes et de sévères critiques ont été formulées à
l’encontre de la gouvernance trop progressiste d’Evo Morales. Quant au parti
Pachakutik en Équateur, sa difficulté à s’imposer sur le plan national l’oblige
à se recentrer sur les élections locales et prendre le contrôle des zones à
forte dominance indigène. Ensuite, dans un contexte de multiculculturalité, les
partis politiques ethniques peuvent-ils toujours continuer à s’identifier à
l’ethnie dans une rigidité sans concession, sans ouverture ? C’est là
tout le défi qui se profile à l’horizon. En tout état de cause, l’Amérique
latine dans son ensemble doit se réinventer pour laisser féconder en elle ce
qu’il y a de plus beau, sa biodiversité culturelle.
IV- De l’exclusivité à
l’inclusivité culturelle : imaginer la grande communauté culturelle
pan-Amérique latine.
L’Amérique
latine ne peut entrer dans l’ère de la modernité sans avoir évacué les écueils
du passé qui l’ont plombé jusque-là. Nul n’ignore l’inertie de l’homme, le
poids des habitudes, la peur de l’inconnu et du changement. Or aucune société
ne peut vivre de façon statique. Il faut un minimum d’électrochoc pour la
mettre en mouvement. Le sous-continent américain est appelé à s’inscrire dans
la dynamique non pas de répétition mais de création. La force d’une société,
d’une civilisation réside dans sa capacité de survie matérielle et
immatérielle, dans ses exploits d’organisation en résolvant d’une manière
créative les problèmes, même les plus inattendus, qui se posent à elle.
Longtemps
adepte de l’homogénéisation culturelle, l’Amérique latine doit passer à la
promotion de l’hétérogénéité culturelle ou si l’on préfère de la
différenciation culturelle. Cette dernière s’inscrit dans le cadre de la
reconnaissance des minorités culturelles, laquelle reconnaissance ouvre ainsi
la voie à l’expression des potentialités enfouies dans chaque peuple. La
diversité culturelle est source de stabilité sociale, le monde est beau si sa
richesse chromatique est mise à profit. Le monde latino-américain est semblable
à un générateur dont le bon fonctionnement dépend de la bonne communication des
électrons entre ses polarités positive et négative. Dans le cas d’espèce, il
s’agit de mettre en œuvre des pratiques politiques systémiques pour gérer la
société de sorte que les avantages potentiels de la diversité soient maximisés tout
en minimisant ses potentiels inconvénients potentiels.
Chaque
société poursuit son développement socio-économique et politique selon sa
vision du monde. Celle-ci étant selon Lucien Goldman comme l’idéal auquel
aspire profondément un peuple. Le capitalisme monopolistique, émanation de la vision
du monde des sociétés occidentales, s’essouffle et montre de jour en jour ses
limites. Ses ravages écologiques, ses inégalités économiques abyssales
commandent de les tempérer avec les concepts de Pacha Mama amérindien, de l’écologie
sacrée des noirs ou encore avec l’esprit d’équité au cœur de l’économie sociale
et solidaire. L’enjeu ici est d’éviter de tomber dans le piège du conformisme
occidental et ne pas tirer profit des offres de survie des peuples autochtone
et noir. En fait, le monde est un creuset de savoir-faire et de savoir-être
œcuméniques, chacun ayant son importance et son rôle à jouer pour le progrès de
l’humanité.
L’Amérique
latine monoculturelle est le fruit d’un construit historique et idéologique. En
d’autres termes, c’est au travers d’une idéologie d’assimilation culturelle que
les structures mentales, les modes de vie et de pensée ont été altérés de façon
diachronique. Les communautés amérindienne et noire ont tellement été
abâtardies dans leur socle sociologique que certains en sont arrivés à s’auto
flageller et à se considérer indignes de modernité. C’est pourquoi, il nous
parait important de convoquer ici les théories de la décolonialité pour
déconstruire les lectures empreintes de préjugés, de mépris et de
condescendance qui ont été faites de leurs cultures. D’ailleurs, au nom de quoi
le monde occidental s’octroie-t-il le droit de représenter les autres mondes à
sa guise et selon ses principes et ses valeurs ? L’inclusivité culturelle
à laquelle aspire le sous-continent américain sera un leurre aussi longtemps
que les schèmes resteront marqués par ces lectures déformées.
La
décolonialité est un postulat du groupe Modernité/colonialité dont les
principaux animateurs sont l’anthropologue Arturo Escobar, le critique littéraire
Javier Sanjines, le philosophe Enrique Dussel, le sociologue Anibal Quijano et
le sémiologue Walter Mignolo. La décolonialité est une critique de la pensée
coloniale très prisée dans le monde latino-américain. Elle est une réaction à
toute forme d’universalisme républicain sous lequel se cache en réalité l’eurocentrisme,
c’est-à-dire la persistance de la domination des formes de pensée coloniales. Comme
le souligne W Mignolo (2010, p.125) :
C’est en cela que
résident les pensées décoloniales, nées comme des possibilités transformatrices
et émancipatrices, des alternatives aux processus de la modernité coloniale et
à leurs séquelles pour la construction de dialogues sociaux et interculturels,
pour échanger des expériences et des significations, comme fondement pour des
rationalités/autres.
La
décolonialité s’articule autour de quatre axes de pensée principaux : la
décolonialité du pouvoir, la décolonialité du savoir, la décolonialité de l’être
et la décolonialité du genre. La décolonialité du pouvoir vise à contrebalancer
les logiques de domination, le manichéisme racialisé qui institue des sujets
qui dominent (le blanc) et des sujets à dominer (le non blanc). Pour affirmer
la légitimité de sa domination, le modèle politique et économique occidental
dont le capitalisme demeure à ce jour la manifestation la plus visible s’impose
à l’échelle du monde. La décolonialité du savoir est une réponse à la
domination épistémologique occidentale dans la production et la circulation des
savoirs, à l’invisibilisation et à la négation des formes de connaissances
d’autres mondes jugées subalternes.
La
décolonialité de l’être s’oppose à la déshumanisation de l’être, à la
perversion de son âme, de son essence, à son aliénation culturelle. Pour
suivre A.Mucchielli (1986, p.110) cité par A. Samaké, « il y a aliénation
de l’identité tout d’abord si une identité constituée existe par elle-même,
ensuite si un système extérieur intervient sur elle pour tenter de la
modifier » créant ainsi une distance entre le moi et les signes culturels
qui le déterminent. Marc Maesschalk peut donc dire qu’un être aliéné « est
un dépossédé de son idéal de soi ». La décolonialité du genre propose de
poser un nouveau regard sur les inégalités du genre, l’exclusion des femmes du
pouvoir et la négation des femmes racisées. Maria Lugones insiste pour dire que
la domination masculine a été importée et imposée par le colonialisme et que
finalement cela a été intériorisé et incorporé dans les mœurs des sociétés
colonisées. La décolonialité est, somme toute, une contribution majeure au
pluriversalisme dans le sens noble du terme par le dépassement des dogmes
surannés qui surabondent dans la pensée coloniale.
Le
multiculturalisme ne saurait cependant évincer les réalités économiques qui
restent de loin abyssales entre les différentes couches sociales de l’Amérique
latine. Le complexe d’infériorité culturelle qui a pris place dans les sociétés
amérindienne et noire est consécutif à leur piétinement économique. La survie
et le rayonnement culturels des noirs et amérindiens sont inextricablement liés
à la réponse qui sera donnée à la question économique. C’est pourquoi :
Dès leurs débuts,
les luttes indiennes modernes (1960 aux années 1980), s’inscrivant dans le cadre
des luttes paysannes, et plus généralement du « mouvement populaire », portent
des revendications principalement de nature économique et sociale. Elles
s’articulent autour des questions du développement et de l’accès à la terre, au
crédit, au marché, aux infrastructures et aux services (éducation, santé,
transports, eau potable, électricité …) Les enjeux centraux sont la réforme
agraire, les conditions de production et de commercialisation, la
modernisation, l’intégration à la société nationale et les conditions de vie (P.J.-Baptiste,
2017, p.31).
Il est clair que l’essor
économique d’une collectivité humaine entraine une inventivité culturelle et
une affirmation de celle-ci. Débarrassée des scories du complexe d’infériorité,
des besoins existentiels élémentaires, la collectivité humaine peut ainsi
s’adonner au raffinement de sa culture. Celle-ci n’est plus vue avec
condescendance mais avec respect et digne de reproduction. Le culte des morts
dans les sociétés japonaises ne bénéficie pas du même regard que le culte des
morts dans les sociétés africaines parce que justement l’essor économique du
japon confère à sa culture une immunité contre le mépris.
Conclusion
Les
sociétés latino-américaines sont en ébullition. Les nombreux problèmes
économique, politique social et culturel qui les assaillent sont tellement
enracinés que toute tentative de construction de la modernité s’apparente au
dur labeur de Sisyphe. Entre un passé douloureux, de mépris, de déni,
d’assujettissement multiforme et un avenir inconnu, l’Amérique latine a du mal
à se déterminer. Et pourtant, il est indéniable qu’il faut opérer la transition
entre l’ancien ordre et une nouvelle modernité. Cette nouvelle modernité doit
être une construction d’ensemble de toutes les composantes sociologiques de
l’Amérique latine. A cet égard, le multiculturalisme, en tant qu’expression
plurielle de toutes les identités culturelles dans une société, se présente
comme digne d’intérêt. Seul le multiculturalisme peut mettre fin au
colonialisme interne qui continue de régir le fonctionnement des rapports entre
les peuples du sous-continent. Mais il ne faut pas le restreindre à sa seule
dimension culturelle, il faut y inclure l’aspect politique, économique et
social.
Si
pendant longtemps, le paradigme occidental a imposé son hégémonie
sur tous les aspects de la vie en Amérique latine, il importe de noter que le
multiculturalisme n’est pas le remplacement de cette hégémonie par une autre mais
plutôt un dépassement de l’occidentalo-centrisme avec la prise en compte
de d’autres cosmovisions du monde. Dans cette perspective, la théorie de la
décolonialité est d’un apport décisif dans la déconstruction/(re)construction
des schèmes de pensées fortement imprégnés d’un passé qui refuse d’être révolu.
Références
bibliographiques
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