PROTESTAS
SOCIALES EN EL MUNDO: ECUADOR Y ESPAÑA EN CUESTIÓN
Yacouba COULIBALY & Zanon
Yacouba TRAORE
Assistants
Yacouba Coulibaly de l’Université
Felix Houphouët-Boigny d’Abidjan
Département d’Etudes Ibériques
et latino-Américaines (DEILA).
Chigata2002@gmail.com
Zanon Yacouba
TRAORE de l’Université Alassane Ouattara (UAO) de Bouaké
Département d’espagnol
trazayac@gmail.com
Resumen
Este artículo pretende repasar dos experiencias de luchas
sociales (España y Ecuador) que conocieron una fuerte repercusión debido a su
amplitud. De este modo, queremos comprender los factores que las han provocado
y las repercusiones que han tenido en dichas sociedades. En efecto, en ambos
países, las dos últimas décadas se han caracterizado por crisis proteiformes
(política, económica, social) a las que sus poblaciones han contestado con
fuertes resistencias sociales. El movimiento de los indignados (M-15) y la CONAIE
han desempeñaron un papel sobresaliente como actores colectivos de la vida de
sus países.
Después de varios ciclos de movilizaciones
ciudadanas, la cosecha parece conjugarse mejor con éxito y desilusión.
Palabras clave: crisis-
resistencia-movilización-éxito-desilusión.
Résumé
Cet
article vise à passer en revue deux expériences de luttes sociales (l’Espagne
et l’Équateur) qui ont connu un fort retentissement au regard de leur ampleur. Nous
voulons ainsi saisir les facteurs qui les ont suscités et les incidences
qu’elles ont eues dans lesdites sociétés. En effet, dans ces deux pays, les
deux dernières décennies ont été rythmées par des crises protéiformes
(politique, économique, sociale) à laquelle leurs populations ont répondu par
de vives résistances sociales. Le mouvement des indignés (M-15) et la CONAIE
vont y jouer un rôle prépondérant en tant qu’acteurs collectifs de la vie de
leur pays. Après plusieurs cycles de mobilisations citoyennes, la moisson
semble mieux se conjuguer avec succès et désillusions.
Mots
clés : crises- résistances-mobilisations-succès-désillusions
Abstract
This
article aims to review two experiences of social struggles (Spain and Ecuador)
which have had a strong imapct to regret their magnitude. We also want to
understand the factors behind them and the impact they had in those societies.
In fact, in these two countries, the last two decades have been punctuated by
protean crisises (political, economic, social) to which their populations have
responded with strong social resistance. The movement of indignant (M-15) and
the CONAIE will play a preponderant role as active actors in the life of their
countries. After several cycles of citizen mobilisations, the harvest seems to
be better combined with success and desillusionment.
Key
words : crises- resistances- mobilisations-
success- desillusionment.
Introduction
À
l’échelle mondiale, ces deux dernières décennies ont été particulièrement fécondes
en matière de protestations sociales. Celles-ci se sont produites, non pas seulement
dans les pays du Sud enclins, en raison des frustrations multiformes, aux
révoltes populaires, mais aussi dans les pays développés. Comme une vague,
elles ont traversé tous les continents : les mouvements contestataires des
printemps arabes de 2010 à 2012, la Nuit Débout contre la loi du Travail
« El Khomri » en France en 2016 ou encore le mouvement des Gilets
jaunes contre la réforme de retraites en France en 2019, le mouvement
étatsunien de protestation contre le racisme et les brutalités policières
consécutives à la mort de Georges Floyd aux États-Unis en 2020). Deux
expériences de luttes populaires ont retenu notre attention à savoir celles de
l’Espagne et de l’Équateur en raison du caractère inédit et de l’effervescence
politique suscitée par la première et le caractère quasi insurrectionnel de la
seconde (renversement de trois présidents en une décennie). À
l’avant-garde de ces manifestations sociales, le mouvement des indignés
espagnols et la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur
(CONAIE). Ces protestations sociales sur des aires géographiques différentes,
charrient dans leur sillage, au-delà des objectifs spécifiques inhérents à
chacune, un dénominateur commun : celui de la lutte pour le renforcement
des droits sociaux et politiques. Présentant des modes d’organisations
différents à divers degrés, la CONAIE et le mouvement des indignés espagnols ont
écumé les rues, les hauts lieux de pouvoir et les espaces publics pour donner
de la voix au rythme de « ça suffit », « qu’ils s’en aillent
tous » et « la vraie démocratie maintenant ». Peu à peu, à
partir de la périphérie, ces organisations citoyennes vont changer de cap en
investissant le champ politique pour acter au plus vite le changement social et
politique espéré. La présente étude a pour objectif d’analyser la trajectoire
des protestations sociales en Espagne et en Équateur tout en mettant en
perspective les transformations ou incidences structurelles et
institutionnelles (politique, économique, sociale, culturelle…) intervenues
dans les pays où elles se sont déployées. Nous nous sommes inscrits dans une
perspective d’observation, d’analyse et de lecture comparatiste de ces
mouvements sociaux contestataires afin d’en saisir ce dont ils sont les
symptômes et les dynamiques qui les accompagnent. Qu’est ce qui a bien pu
susciter les ébullitions sociales en question ? Quelles sont les modes
d’organisation et les stratégies d’actions des acteurs qui les portent ? Quels
sont les bouleversements opérés dans le paysage politique, économique et social
de ces pays ? Telles sont les interrogations fondamentales de cette
réflexion.
I-
Les raisons des protestations sociales
Le
mouvement des indignés espagnols naît en 2011 dans le sillage de la crise
financière internationale de 2008 et du printemps arabe enclenché en Tunisie.
Déjà, en 1997, l’Équateur, petit pays andin de quelques millions d’habitants,
avait renoué avec le cycle des mobilisations sociales avec des pics en 2000, 2005
et 2019 sous la houlette de la CONAIE. Opérant dans le registre de
l’auto-organisation des opprimés et des marginalisés, ces deux mouvements
étaient à l’initiative de protestations sociales, elles-mêmes résultant de
motivations pluricausales.
I-1-Les
causes économiques et sociales
Le
vertige des mobilisations sociales s’est emparé de l’Espagne et de l’Équateur
suite à l’accentuation d’un malaise social et économique dans lequel étaient
plongés les deux pays. Les frustrations prolongées et l’absence de perspective
d’avenir pour les masses précarisées dans la glu de politique économique et
sociale désastreuses ne pouvaient que déboucher à ces vastes mouvements de
mécontentements. En effet, depuis le milieu des années 1990, le modèle
néolibéral appliqué en Équateur dans le but de refaire la santé économique de
ce pays s’est essoufflé sans atteindre les résultats escomptés. Ses principales
mesures centrées sur les privatisations, le non interventionnisme de l’État
dans la sphère économique, l’ouverture commerciale, la dollarisation de
l’économie depuis 2000, la restructuration des dépenses publiques (incluant la
réduction des subventions), le payement de la dette extérieure, la grande
flexibilité dans le rapatriement des capitaux ont effiloché le tissu social et
économique. En entrainant dans son sillage les inégalités sociales, la cherté
de la vie, l’endettement, le chômage,
l’amputation des programmes sociaux ou la détérioration des services publics
(D. Billion, C. Ventura, 2020), les mesures néolibérales ont ouvert la voie aux
soulèvements sociaux et porté les tensions sociales à son paroxysme.
En
2008, la crise financière internationale a durement frappé l’économie espagnole
avec de surcroit une récession importante dans tous les secteurs d’activités.
Les indicateurs économiques et sociaux sont au rouge. J.
subirats, I. Blanco décrivent bien la situation :
L’Espagne
a vu passer son taux de chômage d’environ 8% (au moment de la bulle
immobilière) à plus de 25%, avec près de six millions de chômeurs. Depuis le début
de l’éclatement de la bulle immobilière en 2008, trois millions et demi
d’emplois ont été perdus. On estime que deux millions de foyers se trouvent désormais
sans aucune source de revenus. […] Qui plus est, les indices de pauvreté et
d’exclusion sociale ont connu une augmentation sans précèdent, avec une incidence
en particulier sur les jeunes, les femmes et les immigrés. Le taux de
sans-emploi parmi les jeunes de moins de 34 ans et les immigrés
extracommunautaires dépasse les 50% (J. Subirats et I. Blanco, 2013, p.58).
La
situation décrite plus haut s’est accompagnée d’une aggravation de la dette
publique. Face à ce sombre tableau économique et social, le Gouvernement de José
Luis Zapatero fut contraint d’adopter un plan d’austérité sous la pression de
la troïka (l’Union européenne, la Banque mondiale et le FMI). Les principales
mesures dudit plan « ont concerné toute une série de prestations sociales,
dont le niveau des retraites et des allocations chômage, ainsi que les salaires
des fonctionnaires (S. Beroud, 2014, p.27) ».Ces facteurs cumulatifs plus ou moins
liés vont servir de catalyseurs ou si l’on préfère de catharsis pour le
déclenchement du mouvement des indignés composé en majorité de jeunes en tant
qu’expression du ras le bol face à une marginalisation protéiforme qui n’avait
que trop durer.
De
l’Équateur à l’Espagne, les protestations sociales présentent des points de
convergence. Outre la situation économique et sociale déjà chaotique dans les
deux pays, c’est surtout les directives économiques imposées par les
Institutions financières internationales qui sont prégnantes. L’impossibilité
pour les dirigeants des deux pays à élaborer leur propre programme de redressement
économique et social avec la prise en compte des réalités endogènes va
consacrer une crise de la politique et du politique.
I-2
La crise de la politique/ la crise du politique
Mais
qu’est-ce que la politique ? À quoi sert-elle ? Pour répondre à ces
deux interrogations fondamentales, disons que la politique est l’art de
l’organisation et de la gestion de la cité. En tant que telle, elle est un
instrument de changement social, c’est dire que la politique doit contribuer à
répondre qualitativement aux aspirations profondes des peuples. La politique
a-t-elle perdu cette noblesse ? C’est assurément ce qui transparait dans
les protestations sociales à l’œuvre en Espagne et en Équateur où elle est en
crise discréditant ainsi les dirigeants politiques. La tartufferie, l’art du
mensonge, la corruption, l’irresponsabilité et la soumission servile aux
diktats des institutions financières internationales sont les principaux griefs
portés à l’encontre des dirigeants politiques.
L’application
des mesures néolibérales en Équateur et en Espagne ressemble à une inquisition orchestrée
dans le déni total de la volonté populaire. En effet, dans le cas équatorien,
tout commença avec le retour au pouvoir de Sixto Duran Ballen en 1992. Deux ans
plus tard, il écrivit une lettre d’intention et négocie des prêts avec le FMI
dans un contexte de récession économique. Les résultats de sa politique
économique furent désastreux et il ne parvint pas à se maintenir au pouvoir. Ses
principaux successeurs dont Abdala Bucaram, Jamil Mahuad et Lucio Gutierrez
vont tour à tour proposer des reformes sociales et rompre les amarres avec le
néolibéralisme. À l’épreuve du pouvoir et dans la tradition des promesses non
tenues, ils continueront dans la même logique. Ce revirement dans les
orientations politique et économique est vécu par les populations comme une
haute trahison. Pire, les différents régimes seront éclaboussés par des
scandales de corruption avec de surcroit une dette explosive que Rafael Correa
ne manque pas de qualifier de dette illégale et odieuse (R. Correa,
2013). Les grandes manifestations populaires de janvier 2000 et de 2005, pour
ne citer que ces deux, sont à bien d’égards symptomatiques de l’affaissement de
la confiance entre les acteurs du système politique et les citoyens.
Dans
le même registre, la colère des jeunes manifestants espagnols avec des slogans
comme « ils ne nous représentent pas », « nous ne sommes pas des
marchandises » ou encore « ne tentez pas de nous vendre le
soleil » résonnent comme une forme de contestation de la légitimité de l’appareil
politique dans son ensemble. Dans les discussions pour une sortie de crise,
alors que les jeunes espagnols attendaient de leur classe politique la défense
de l’intérêt national ou collectif, celle-ci a plié l’échine face aux
institutions financières internationales en adoptant les mesures d’austérité
qui du coup venaient ajouter « de l’insulte à la douleur ».
Cette
posture est alors vite perçue comme « une incapacité grandissante des
politiques à faire contrepoids aux logiques financières régulant les vies (C.
V. de Velde, 2011, p. 283) ». D’où la retentissante question de Rafael
Correa « qui commande dans une société : les êtres humains ou le
capital (R. Correa, 2013, p.16) ? » En Espagne comme en Équateur,
la cible ou pour mieux dire les cibles des protestations sociales sont les mêmes.
Elles visent à la fois les systèmes politiques nationaux, le capitalisme en
tant que système politico-économique mondialisé, qui sévit au profit du
capitaliste, qui entretient la richesse d’une minorité, laisse ployer la
majorité dans les méandres de la misère et bien entendu tous les autres acteurs
qui les alimentent. Dans un entretien accordé à René Holenstein, l’historien
Burkinabé J. Ki-Zerbo pronostiquait l’essoufflement du modèle capitaliste.
Quand
la mondialisation aura échoué- et elle est sur la voie de l’échec parce qu’elle
produit non seulement la pauvreté mais la paupérisation- […] quand il sera
prouvé que le capitalisme non plus n’a pas de réponse déterminante, décisive,
définitive à donner pour une histoire humaine correcte, peut-être que les
conditions seront réunies enfin une solution spécifique : pour planter un
nouveau décor, inventer un nouveau scenario et dresser un nouveau casting pour
une nouvelle pièce plus digne de l’être humain. (J. Ki-Zerbo, 2003, p.17)
La
crise financière de 2008, l’une des racines des protestations sociales, est
venue crédibiliser ce pronostic faisant de la restructuration du modèle
économique et financier capitaliste une exigence incontournable. Les
protestations sociales apparaissent comme une révolte contre:
Une
autre forme d’absolutisme : celui de la dictature de l’élite des banquiers
et des chefs d’entreprises multinationales, qui imposent les intérêts qui sont
les leurs à l’ensemble de la planète. […] une dictature qui s’exerce par la
logique du capital, mais qui s’impose à l’aide d’institutions profondément
antidémocratiques, comme le FMI (P. Mouterde, 2002, p.12)».
Les
causes de ces mouvements de mécontentement relèvent de la gouvernance. Elle est
à la fois interne et externe et implique des acteurs à ces deux niveaux. Pour
le faire savoir, les protestataires n’ont pas manqué de stratégies d’actions et
d’organisations.
II-Le
mode d’organisations et les stratégies d’actions des protestations
Le
vent de la révolte sociale qui a soufflé sur l’Espagne et l’Équateur visait à
assurer une alternative à une gouvernance jugée inopérante à plus d’un titre.
Comme dans un combat, les principaux protagonistes ou instigateurs, plus ou
moins organisés, ont déployé des stratégies d’actions variées pour matérialiser
l’expression de leur colère, pour se constituer en sujets de leur propre histoire
et en acteur de leur propre destin.
II-1-Les
indignés et la CONAIE : horizontalité et auto-organisation
Deux
organisations importantes vont polariser les soulèvements populaires en Espagne
et en Équateur. Il s’agit respectivement du mouvement du 15 Mai (15-M) et la
confédération des nationalités indigènes d’Equateur (CONAIE). Le soulèvement
populaire en Espagne fut spontané sans un acteur principal clairement
identifié. Le 15-M ne s’est constitué qu’en souvenir de la date (15 Mai 2011)
du début des protestations. Ce qui intrigue tout observateur dans le 15-M,
c’est le fait de n’avoir ni représentant ni porte-parole. Ce, pour éviter le
risque de cooptation de ses leaders (s’il y en avait) par les partis politiques
traditionnels. Les membres pour la plupart se rencontrent dans des assemblées
de quartier pour discuter des problèmes touchant au vécu quotidien des
populations. Les revendications sont entre autres l’instauration d’une vraie
démocratie, l’avènement d’une justice sociale, l’arrêt des expulsions, la
réforme du système politique, économique et financier et la lutte contre la
corruption des élites. Ces revendications portent la marque d’une volonté de
refonte de la société. Comme le souligne D. Billion et C. Ventura (2020)
« il ne s’agit plus alors d’obtenir gain de cause sur une revendication
sectorielle initiale, mais de changer l’ensemble du système et de traiter les
causes des problèmes politiques et sociaux à leurs racines (p.9) ».
En
revanche, La Conaie quant à elle, constitue un conglomérat de mouvements
indigènes (ECCUARRINARI, CONFENIAE, CONAICE) très bien organisé et dont la
naissance officielle remonte en 1986 dans le sillage de la lutte pour la
reconnaissance des droits des indigènes et de leur culture dans un pays où ils
constituent près de 40% de la population. Le mouvement indigène est même doté
d’un centre de réflexion notamment l’Institut scientifique des cultures
indigènes (ICCI) chargé de réfléchir et de systématiser la pensée indigène
selon ses propres paradigmes (R, J, Frans, 2006). La Conaie a parfaitement
réussi à s’adapter au temps en sortant de la logique d’autochtonie pour poser
les problèmes réels de toute la société équatorienne devenant ainsi un acteur
social de premier plan sur la scène politique. Fort de ce mode de structuration,
les protestataires vont écumer les rues pour revendiquer un mieux-être.
II-2
L’espace public, privé et virtuel comme lieux d'expression de la colère
Les
manifestations de colère survenues en Espagne et en Equateur en tant qu’expression
de rejet d’un ordre politique, économique et social difficilement acceptable
ont été conduites selon divers modes opératoires. D’abord, les réseaux sociaux
ont été mis à profit par des jeunes rompus à la technologie de l’information et
de la communication. Des pages ou des plates-formes de discussions ont été
créées avec des milliers de participants. Les réseaux sociaux ont l’avantage
d’être difficilement contrôlables et accessibles à presque tout le monde. Jouissant
d’une visibilité accrue, c’est là que des appels aux rassemblements ont été
lancés. C.V. de Velde (2011) pense que « ces relais technologiques et
médiatiques permettent une mise en résonnance internationale et une
matérialisation de l’impact de chacun sur l’évolution du mouvement (p.87)». Les
réseaux sociaux sont ainsi situés au cœur des nouvelles formes de revendication
sociale. Nous l’avons déjà mentionné un plus haut, pour ce qui relève des
protestations sociales espagnoles, elles ont été spontanées et conduites par
les masses populaires. Dans ces protestations, chacun est appelé à occuper la
place sociale qui lui revient. Le mouvement des indignés va appeler à manifester
dans une cinquantaine de villes et à occuper l’emblématique place de « la
puerta del sol » à Madrid à l’image de la place « Tahrir »
en Egypte et y camper pendant des mois. En Equateur, les protestations sont
beaucoup plus violentes avec des blocages de routes et des échauffourées
faisant parfois des victimes avec les forces de l’ordre.
Alors
qu’on pouvait s’attendre à voir les organisations syndicales espagnoles à
l’avant-garde de ces manifestations, celles-ci ont été tenues à l’écart de
cette dynamique contestataire en raison de l’opinion selon laquelle elles
seraient affiliées à la structure organisationnelle du pouvoir. Toutefois,
lorsque le 29 mars et le 14 novembre 2012, les deux principales confédérations
syndicales, la Union general de los trabajadores (UGT) et las commisiones
obreras (CO), vont lancer deux grèves générales contre les coupes budgétaires
et les expulsions de logement, celles-ci ont été largement suivi y compris par
le mouvement des indignés qui a demandé à rejoindre les cortèges dans les
grandes villes (S. Beroud, 2014, p.36). En Equateur, les choses sont un peu
plus différentes. Les étudiants, le syndicat des transporteurs et les divers
militants des droits de l’homme accompagnent la Conaie, fer de lance des
protestations. Cette nuance chromatique est notable dans la mesure où dans le
cas espagnol, on assiste à l’émergence d’acteurs inattendus sur la scène politique
alors que dans le cas équatorien on a affaire à l’affirmation du leadership de
la Conaie qui draine à sa suite de larges secteurs de la population.
II-Les
protestations sociales… et après ?
La
question fondamentale qui nous revient à l’esprit est celle-ci : les
protestations sociales qui ont rythmé la vie des deux pays objet de notre
réflexion ont-elles atteint les buts qu’elles s’étaient fixé? Il s’agit
pour nous d’apprécier les incidences de ces mouvements contestataires en termes
de perspectives économiques, politiques et sociales.
III-1
Des mouvements de protestation pris au piège de leurs propres contradictions
Les
mouvements de protestation ont, dans une synergie d’action, axé leurs critiques
à l’encontre d’un ordre politique, économique et social qui produisait un haut
niveau d’insatisfaction et jugé incapable d’assurer à la masse populaire de
meilleures conditions de vie. Une telle démarche contestataire ou de remise en
cause des règles du jeu politique avait une exigence, proposer un projet politique
alternatif à même d’amorcer le changement souhaité. Un tel projet politique,
idéologiquement structuré n’avait pas été élaboré ni par le mouvement des
indignés espagnols ni par la Conaie bien que cette dernière disposait d’un bras
politique. Le mouvement des indignés avait au départ un mode de fonctionnement
et d’organisation de non représentativité, excluant toute structure de
direction identifiable et stable, ce qui rendait diffus son idéal de société et
improbable toute discussion avec l’appareil d’État. Cela présageait des
dissensions internes sur les questions de stratégie et de politique.
La
Conaie luttait pour l’avènement d’une vraie démocratie en Équateur. Mais dans
ses actions, par des méthodes aux allures insurrectionnelles, elle était parvenue
à renverser des présidents démocratiquement élus notamment Jamil Mahuad en
janvier 2000 et Lucio Gutierrez en avril 2005. Ces changements de régimes en
dehors de tout cadre institutionnel ouvraient la voie à une instabilité
politique chronique et fragilisait davantage la jeune démocratie équatorienne
en construction. Nous devons rappeler que contrairement à nombre d’États
latino-américains, l’Equateur avait rompu les amarres avec les dictatures et
les coups d’état depuis 1976 par l’adoption d’une constitution limitant le
mandat présidentiel à quatre ans sans possibilité de réélection immédiate et le
suffrage universel pour tous. Depuis lors, le pays avait connu une vingtaine
d’années de stabilité politique au cours de laquelle les élections étaient
jugées libres et transparentes et les passations de pouvoir se faisaient de
façon pacifique. C’est dire que dans ce contexte, la Conaie avait la latitude
de retirer sa confiance aux gouvernements ne répondant pas à ses aspirations
légitimes tout en faisant progresser les reformes sociales et politiques
qu’elle appelait de tous ses vœux. En voulant approfondir la démocratie, la
Conaie était finalement tombée dans une démarche qui consacra le recul de la
démocratie.
Comment
obtenir des reformes politiques majeures sans investir le champ politique au
sens strict du terme ? Voici le dilemme auquel ont longtemps fait face les
mouvements de protestation dans les deux pays. Nous l’avons déjà souligné, pour
les besoins de la cause, la Conaie avait senti, après moult discussions, la
nécessité de se doter d’une aile politique, le Pachakuti créé en 1995. Au terme d’une alliance tactique et politique, le
parti s’était allié à Lucio Gutierrez aux élections de 2002 à la condition que
ce dernier une fois élu mette fin aux politiques néolibérales menées sous
l’égide du FMI. Au pouvoir, Lucio Gutierrez trahira sa promesse électorale et
continuera les politiques néolibérales au grand dam de ses alliés. L’alliance
prit fin au bout de six mois de cohabitation. La Conaie s’en est sortie très
affaiblie avec l’exaspération des dissensions entre les partisans de
l’engagement politique et ceux qui souhaitaient que le mouvement reste confiné
dans le cadre strictement revendicatif. Quoi qu’il en soit, malgré ces
querelles intestines, la Conaie n’a pas manqué d’apporter un soutien populaire
à Rafael Correa en 2007. Cette fois-ci, l’idylle politique dura même si des
points d’achoppements ont surgi, notamment sur la question de l’exploitation
des ressources naturelles non renouvelables (RNNR) du parc naturel d’Amazonie
équatorienne. Les indigènes voulant préserver leur mode de vie dans un
environnement naturel alors que Rafael Correa voyait dans l’exploitation
desdites ressources une belle opportunité pour renflouer les caisses de l’État.
Le mouvement des indignés espagnols est aussi longtemps resté dans
l’hésitation ne sachant choisir entre la contestation sociale et l’engagement
politique. Dans un microcosme politique caractérisé par une démarcation
idéologique entre la gauche et la droite, le mouvement des indignés avait
nettement préféré se maintenir dans une ambiguïté idéologique (A. F. Steinke, 2011)
cherchant plutôt à mettre en avant des thématiques transversales reflétant le
quotidien des Espagnols. Ce n’est que plus tard que de ses entrailles naitra le
parti PODEMOS avec toutes les conséquences que cela impliquait. En effet, en
décidant d’investir le champ politique aux côtés des partis traditionnels, le
mouvement des indignés consacrait ainsi la légitimité de cette classe politique
qu’il rejetait au travers de slogan « ils ne nous représentent pas ».
Évoluant dans la logique de parti politique, les fondamentaux des mouvements de
contestation notamment la concertation dans les assemblées de quartier, la
participation citoyenne et populaire aux prises de décision et l’horizontalité
du mouvement devraient faire place dorénavant au fonctionnement orthodoxe d’un
parti centré sur la hiérarchisation des rôles. On le voit, les mouvements de
protestation des deux pays ont été traversés par des contradictions inhérentes
à leur structure, leur fonctionnement, leur objectif, l’immaturité politique et
la réalité du terrain même si celles-ci n’ont pas empêché des acquis à mettre à
leur actif.
III-2
Les acquis en demi-teinte
Les
mobilisations sociales en Espagne et en Équateur ont canalisé les énergies et
les aspirations vers un projet réellement porteur de changement social,
politique et économique qualitatif au profit des masses populaires. Les
espérances qui animaient ses principaux acteurs sont-elles satisfaites ? Au
regard des faits, il y a des acquis en demi-teinte.
Dans
les deux pays étudiés, certes, les mobilisations sociales n’ont pas réussi à
mettre à bas le système qu’elles qualifiaient de cynique et injuste à l’égard
des masses, mais elles présentent le mérite d’avoir remis en cause un ordre
national et international prescrit et exécuté selon l’intérêt des oligarchies
ou des classes sociales privilégiées. En effet, Les ordonnances des principales
institutions financières internationales en termes de politiques économiques
axées sur des « modèles politique, économique transposés » ont été sérieusement
dénoncées et rejetées. Cette critique à l’égard de l’ordre mondial et ses
structures sous-jacentes prend toute sa valeur à la lumière des inégalités
abyssales entre les couches sociales. C’est dire qu’il y a nécessité d’apporter
une bonne dose d’humanité aux politiques économiques pour le bien de tous sinon
de la majorité ainsi que le réclamaient les mouvements de contestation. C’est
une exigence historique et tout combat d’arrière-garde n’aboutira qu’à des
conflagrations sociales comme celles déjà connues jusque-là.
La
classe dirigeante dans son ensemble en Équateur et en Espagne était accusée
d’être de connivence avec des intérêts économiques et financiers extérieurs
dans la mise en place des politiques néolibérales régies par l’austérité. R. J.
Frans (2006) est formel : « impulsées ou imposées par les
institutions financières internationales, FMI en tête, ces politiques d’austérités
sont souvent encouragées par les dirigeants et l’élite économique (p.67) ».
Dès lors, ces dirigeants deviennent la cible des protestataires qui entendaient
les éjecter de l’échiquier politique. Ainsi, les ébullitions sociales
vont-elles profondément reconfigurer le paysage politique des pays étudiés. Les
partis traditionnels ont été bousculés et n’ont plus la prégnance absolue sur
la scène politique. Avec la naissance de VOX en 2013 par des dissidents du
parti populaire (PP) et de PODEMOS en 2014, le bipartisme structuré autour du
parti populaire (PP) et le parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) prend du
plomb dans l’aile. Désormais, acquérir la majorité au parlement et former un
gouvernement requiert des alliances avec toutes les implications politiques que
cela représente. La CONAIE avec le Pachacutik est devenue une force politique
de premier plan en Equateur. Sa capacité à faire et défaire des régimes lui confère
cette légitimité. Cette reconfiguration de la scène politique est symptomatique
du refus du statu quo et atteste de l’ampleur des dynamiques sociales qui l’ont
impulsée. Dans cette perspective, le débat politique naguère sclérosé devient
riche avec de nouveaux acteurs en quête de légitimité populaire. Et c’est
justement cette ouverture du champ politique qui à notre sens rend possible des
avancées démocratique et sociales.
Au
nom de la démocratie représentative, les élites politiques ont depuis toujours
élaboré les programmes de développement sans nécessairement prendre en compte
les exigences de ceux qui les ont portées au pouvoir. L’avènement des
contestations sociales va remettre en cause cette pratique et mettre au goût du
jour le concept de démocratie participative, laquelle est centrée sur la
participation citoyenne dans les affaires publiques (J. Canovas, 2008). Autrement
dit, la contribution du citoyen au système politique ne devrait plus se limiter
à l’acte électoral, bien au contraire, elle devrait être régulière et rythmer
la vie de la nation dans l’optique de faire du citoyen le maitre de son destin.
Même si cette pratique est difficile à mettre en œuvre, elle a eu le mérite de
bouleverser les agendas des partis politiques qui désormais sont obligés d’être
à l’écoute des récriminations de leurs populations. L’arrivée au pouvoir de
Rafael Correa en Équateur en est la parfaite illustration. Ce dernier avait
surfé sur la vague protestataire pour présenter un programme proche des
revendications du mouvement indigéniste même si dans la phase pratique il eut
des différends non négligeables. Quoi qu’il en soit, aussi bien en Équateur
tout comme en Espagne, les partis de gauche ou de droite ont plus ou moins les
mêmes références dans les pratiques discursives. Reviennent sans cesse les
notions de « peuple », de « justice sociale »,
d’ « équité », de « transparence » et
d’«’inclusion ». Il convient de noter toutefois que ces références
généreuses au peuple et ces bonnes intentions contrastent le plus souvent avec
la réalité du terrain.
L’attitude
des gouvernements des pays étudiés a oscillé entre répression, concessions et
négociations face aux revendications des mouvements de protestation. Dans les
deux pays, il y a eu certes des alternances au pouvoir mais le système
politique demeure. Les questions de corruption des élites, d’injustice sociale
et de chômage sont encore d’actualité. Le néolibéralisme en tant que modèle
continue de régir la vie économique des deux pays. À la vérité, il n’y pas eu
une transformation structurelle de la sphère économique pour en faire une
économie solidaire axée sur la redistribution équitable des ressources. Malgré
des efforts, les secteurs sociaux demeurent toujours les parents pauvres des
gouvernements successifs ; c’est le cas de l’Équateur qui a expérimenté en
2019 une révolte contre la cessation des subventions sur le carburant. Le
mouvement des indignés a réussi à stopper les expulsions de logements tandis
que la Conaie est parvenue à faire reconnaitre la spécificité de la culture des
indigènes et du statut d‘Etat plurinational de l’Équateur avec les droits
subséquents. Mais comme le souligne J.Canovas (2008) « la théorie ne doit
pas évincer une réalité quotidienne difficile pour les indigènes [… ;] qui
souffrent encore de discriminations récurrentes (p 91)».
Conclusion
Les
mouvements de protestation qui ont secoué l’Espagne et l’Équateur ces deux
dernières décennies procèdent d’un profond malaise social et économique doublé
d’un fort rejet du système politique. La dynamique quasi mondiale de ces protestations
suscite des interrogations sur le néolibéralisme qui s’est imposé comme unique
modèle valable après la dislocation du bloc de l’Est et la disqualification de
l’idéologie socialiste. Les principaux animateurs de ces vagues de protestations
que sont la Conaie et le mouvement des indignés ont bénéficié des media sociaux
et d’une inventivité dans leur mode d’organisation pour se donner de la
visibilité afin de porter haut leurs revendications. Répression, négociations,
intransigeance et concessions sont entre autres les réponses des autorités
étatiques. Pour autant, de la phase théorique à la phase pratique, les
mouvements de contestation restent traversés par des contradictions.
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